Une société française n’est pas autorisée, en principe, à retrancher de ses résultats imposables en France les déficits d’une exploitation à l’étranger. La Cour de justice de l’Union européenne a toutefois admis qu’une société mère puisse déduire les pertes des filiales non résidentes lorsque ces dernières ont épuisé, dans leur État de résidence, toutes les possibilités de prise en compte de ces pertes (CJUE 13-12-2005 aff. 446/03, Marks & Spencer). Elle a également reconnu la même possibilité de déduction à une société établie dans un État membre à raison des pertes définitives subies par son établissement stable dans un autre État membre (CJUE 12-6-2018 aff. 650/16, A/S Bevola ). Elle a toutefois tempéré cette possibilité dans un arrêt ultérieur en ne permettant pas cette déduction dans l’hypothèse où l’État de résidence a renoncé à son pouvoir d’imposer les résultats de cet établissement en vertu d’une convention préventive de double imposition, et non sur le fondement de son droit national (CJUE 22-9-2022 aff. 538/20, W AG).
La déduction des pertes d’une succursale étrangère autorisée en appel
Dans la présente affaire, la société mère d’un groupe fiscalement intégré, se prévalant de la jurisprudence Marks & Spencer précitée, avait sollicité, au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2015, l’imputation sur le résultat de l’une de ses filiales membre de ce groupe fiscal et, par voie de conséquence, sur le résultat d’ensemble du groupe des pertes définitives subies par la succursale luxembourgeoise de cette dernière, qui avait cessé son activité le 22 avril 2015, puis avait été radiée le 11 décembre suivant du registre du commerce luxembourgeois.
La réclamation de la société mère a été rejetée par l’administration mais le tribunal administratif de Montreuil (TA Montreuil 9-5-2019 n° 1803472) puis la cour administrative d’appel de Versailles (CAA Versailles 9-6-2022 n° 19VE03130) ont fait droit à sa demande. Pour admettre l’imputation des pertes définitives de la succursale, la cour de Versailles a transposé la solution retenue par la CJUE selon laquelle une société d’un État membre qui possède un établissement stable dans un autre État membre peut, dans certaines circonstances, déduire les pertes de cet établissement lorsque celles-ci sont définitivement inutilisables dans cet autre État (CJUE 12-6-2018 aff. 650/16, A/S Bevola précitée). Elle a en outre estimé que l’imputation était possible pour l’ensemble des pertes accumulées et non pour les seules pertes subies au titre de l’exercice de liquidation.
La cour n’a pas tenu compte du contexte particulier de l’intégration fiscale
Saisi d’un pourvoi par le ministre (pourvoi n° 466062), le Conseil d’État annule l’arrêt de la cour de Versailles. Il lui reproche d’avoir commis une erreur de droit en tirant du principe de liberté d’établissement garanti par l’article 49 du TFUE un droit inconditionnel à imputation en France des pertes définitives provenant d’un établissement stable établi dans un autre État membre. La cour aurait dû préalablement rechercher si, dans le contexte particulier de l’intégration fiscale qui était celui du litige qui lui était soumis, la législation fiscale française instituait, s’agissant de la prise en compte des pertes d’une société membre du groupe pour la détermination du résultat d’ensemble de celui-ci, une différence de traitement au détriment des sociétés membres du groupe détenant une succursale dans un autre État membre.
Il ressort des conclusions du rapporteur public Romain Victor que la solution retenue par la cour permettait de répercuter au niveau du résultat d’ensemble la totalité du déficit de la filiale calculé au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2015, accru du fait de la prise en compte de la totalité des pertes définitives de son établissement luxembourgeois, alors que ces pertes provenaient, en quasi-totalité, d’exercices antérieurs à l’entrée de cette filiale dans le groupe fiscal. Cette solution revenait ainsi à accorder à la mère d’une filiale résidente détenant un établissement stable situé dans un autre État membre ce que la mère d’une filiale résidente ne pourrait obtenir dans un contexte purement interne. Rappelons en effet que, dans le cadre de l’intégration fiscale, les déficits subis par les sociétés du groupe au titre d’exercices antérieurs à leur entrée dans le groupe ne sont imputables que sur leur bénéfice propre, et non sur le résultat d’ensemble.
La différence de traitement résulte de situations différentes
Après avoir annulé l’arrêt de la cour pour erreur de droit, le Conseil d’État règle l’affaire au fond. Se situant en amont de la question de savoir si les pertes de la succursale luxembourgeoise sont définitives et si leur imputation par la filiale française concerne le stock ou seulement des pertes de l’exercice de liquidation, il cherche d’abord à déterminer si la filiale française qui a une succursale au Luxembourg se trouve, ou non, dans une situation objectivement comparable à celle d’une filiale française détenant une succursale en France. Comme le relève Romain Victor dans ses conclusions, un État membre peut en effet traiter différemment des situations européennes par rapport à des situations domestiques si ces situations ne sont pas objectivement comparables.
Le Conseil d’État constate que, tant les stipulations de l’article 4 de la convention fiscale entre la France et le Luxembourg alors applicable que le principe de territorialité de l’IS s’opposent à ce qu’une société puisse déduire de son bénéfice imposable en France les pertes d’exploitation subies par sa succursale luxembourgeoise. Or, si la succursale avait été établie en France, une telle imputation aurait toujours été possible, ainsi que, le cas échéant, la prise en compte de tout ou partie de ces pertes pour la détermination du résultat d’ensemble du groupe fiscal auquel cette société appartient, dans les conditions et limites prévues par les dispositions des articles 223 A et suivants du CGI. Il existe donc bien une différence de traitement entre les deux sociétés selon que la succursale se situe en France ou au Luxembourg.
Toutefois, pour que cette différence de traitement constitue une atteinte à la liberté d’établissement, encore faut-il, selon le Conseil d’État, évoquant une jurisprudence constante de la CJUE, que la société privée de la possibilité de prise en compte des pertes réalisées par son établissement stable non résident se trouve dans une situation objectivement comparable à celle d’une société détenant une succursale implantée en France.
Selon la jurisprudence de la CJUE, à laquelle se réfère expressément le Conseil d’État, la situation d’un établissement stable non résident et celle d’une succursale résidente ne sont pas comparables au regard d’un tel objectif, à moins que la législation fiscale nationale n’ait elle-même assimilé ces deux catégories d’établissements aux fins de la prise en compte des pertes et des bénéfices réalisés par eux (CJUE 12-6-2018 aff. 650/16, A/S Bevola précitée). Dès lors que la convention franco-luxembourgeoise alors applicable interdisait à la France d’imposer les bénéfices réalisés par une succursale luxembourgeoise d’une société établie en France, il estime que la France n’a pas assimilé à des fins fiscales les succursales résidentes et les établissements stables établis au Luxembourg.
Pas de restriction à la liberté d’établissement, pas de déduction des pertes
Le Conseil d’État en déduit, en s’appuyant sur l’arrêt W AG précité, intervenu peu de temps après la décision de la cour administrative d’appel de Versailles, qu’une société résidente de France détenant une succursale au Luxembourg doit être regardée comme ne se trouvant pas dans une situation objectivement comparable à celle d’une société de France détenant une succursale en France. Aucune restriction à la liberté d’établissement ne saurait dès lors être constatée, ni à raison de l’impossibilité pour la filiale d’imputer sur ses résultats les pertes réalisées par sa succursale luxembourgeoise ni à raison de l’impossibilité qui en résulte de bénéficier de toute prise en compte desdites pertes pour la détermination du résultat d’ensemble du groupe fiscalement intégré dont elle est membre.